Quel que soit l’indicateur choisi, l’Europe ressort en première position à l’échelle mondiale sur tous les aspects de développement humain, de qualité de vie, de mobilité sociale et d’environnement. Les inégalités de revenus mesurées par l’indice de Gini y plafonnent à 30 quand elles s’établissent à 41 aux États-Unis et 39 en Chine. De même, en matière d’égalité homme-femme, les pays européens affichent en moyenne un score deux fois meilleur que celui des États-Unis1. S’agissant de l’espérance de vie, l’Europe est également en tête des grandes zones géographiques, avec 81 ans en moyenne dans l’UE à 27, contre 79 aux États-Unis et 77 en Chine. Si l’on regarde l’indice de mobilité sociale publié par le World Economic Forum (WEF), les dix premières places sont occupées par des pays européens. Enfin, l’UE émet par habitant 2,4 fois moins de CO2 que les États-Unis et 1,8 fois moins par unité de PIB, et ses émissions diminuent 30 à 50 % plus vite que celles des États-Unis et de la Chine.
Toutefois, les conditions de financement et de préservation dans la durée de ce modèle vertueux sur le plan humain et environnemental seront-elles encore réunies dans les décennies à venir ? L’interrogation surgit lorsqu’on compare les dynamiques économiques des zones géographiques. S’agissant de la croissance du PIB par habitant, l’Europe a fait la course en tête entre les années 1970 et 2010, avec une expansion moyenne de 2,3 % sur la période contre 1,9 % aux États-Unis. Depuis lors, son modèle de prospérité s’est essoufflé : entre 2010 et 2020, l’UE a enregistré une moyenne de 0,8 % de croissance contre 1,7 % pour les États-Unis. Si une telle dynamique devait se poursuivre, et si l’Europe ne parvenait pas à améliorer sensiblement ses capacités de création de valeur ajoutée et de résilience, on pourrait légitimement se demander si elle saura soutenir financièrement l’excellence socio-environnementale de son économie.
A l’évidence, plusieurs facteurs expliquent ce "croisement des courbes" entre les deux zones géographiques, à commencer par la démographie, mais aussi l’intégration à l’UE des pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que des choix sociétaux assumés et très différents entre les deux rives de l’Atlantique.
Mais il en est un qui, lui, ne relève pas d’un choix délibéré et qui pourrait saper les fondements de la compétitivité européenne si notre continent échouait à y porter remède. L’Europe affiche un retard technologique croissant sur les États-Unis et, dans certains secteurs, sur la Chine. Cet écart, au départ lié à l’adoption plus lente des technologies numériques, se creuse aujourd’hui plus largement dans une dizaine de domaines technologiques déterminants pour la compétitivité future, comme l’intelligence artificielle, l’automatisation ou les biotechnologies. L’Europe parvient à tirer son épingle du jeu dans deux domaines seulement : les technologies vertes et les matériaux avancés. Or, de plus en plus, les technologies jouent un rôle "transversal" et irriguent tous les secteurs d’activité. Dès lors, même les secteurs où l’Europe restait hautement concurrentielle – automobile, aéronautique, luxe, distribution, pharmacie, etc. – pourraient se trouver fragilisés à moyen terme.
L’érosion de la position européenne commence déjà à se traduire dans les indicateurs de compétitivité des entreprises. Entre 2014 et 2019, les grandes entreprises européennes (+ 1 Md$ de chiffre d’affaires annuel) ont été 3 points moins rentables que leurs homologues américaines, leur chiffre d’affaires a progressé 40 % moins vite, leurs investissements et leurs dépenses en R&D ont été inférieurs de 8 % et 40 % respectivement. Quant aux grandes entreprises françaises, si elles peuvent se comparer aux américaines pour le taux de croissance et d’investissement, elles accusent aussi un retard en matière de rendement du capital (-26 %) et de R&D (- 58 %). Malgré de bonnes performances dans les années qui ont précédé la pandémie de Covid, la France n’a pas amélioré sa position relative : quatre indicateurs macroéconomiques ont progressé – le PIB par habitant, la croissance du PIB, le chômage et la balance des comptes courants – mais au rythme moyen des autres pays de l'OCDE.
Le retard technologique de l’Europe et de la France constituerait un risque considérable s’il devait se poursuivre et s’amplifier. Mais il n’a rien d’inéluctable. Combler l’écart dans ces technologies représente un enjeu de 2 000 à 4 000 Mds€ en termes de valeur ajoutée annuelle additionnelle, d'ici 2040. À l’heure où les enjeux environnementaux et sociaux deviennent plus importants, ce potentiel offrirait à l’Europe des marges de manœuvre appréciables. Ce montant équivaut à six fois le volume d’investissements requis par la transition vers la neutralité carbone d’ici 2050, ou encore, à un revenu minimal mensuel de 500 € pour tous les citoyens européens.
Au regard de tels enjeux, le rattrapage et l’accélération en matière d’innovation et de technologie devraient faire partie des priorités des décideurs européens, aussi bien les pouvoirs publics que les dirigeants de grandes entreprises. Des changements structurels seraient indispensables pour créer un cadre plus favorable à l’éclosion comme à la diffusion des technologies de rupture. Ainsi, il convient de créer un marché intérieur suffisamment unifié pour offrir aux champions nationaux basés en Europe le même potentiel que les acteurs chinois et américains dans la course à la taille mondiale. Quant aux grandes entreprises, elles seront en première ligne pour défendre le rang économique et la souveraineté européenne. Il leur appartiendra notamment de doubler la mise sur le capital humain et l’adaptation des compétences de leurs salariés, mais aussi de prendre davantage de risques sur l’innovation – y compris celui de jouer collectif avec leurs homologues du continent.
La présente contribution a été préparée dans le cadre des 22èmes Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.