« Il n’est de richesse ni de force que d’hommes » avançait Jean Bodin dès le XVIème siècle au sujet de l’économie de la Nation. Intuitivement perçu par les premiers économistes, le lien entre développement du capital humain et performance économique a été mis en évidence par de multiples travaux1 de recherche depuis.
Mais – à l’heure où l’IA et les technologies de rupture irriguent de plus en plus le champ du travail et l’ensemble des activités économiques – quelles formes prend aujourd’hui la contribution de ce capital humain à la réussite sur le long terme de l’entreprise ? Comment identifier ces contributions et les mesurer avec précision ? Et surtout, quelles sont les conditions qui permettent de faire fructifier les investissements des entreprises dans leur capital humain, au bénéfice de toutes leurs parties prenantes ?
Ces questions sont devenues plus cruciales que jamais et figurent dans l’agenda stratégique de bon nombre de dirigeants. En effet, loin de déprécier la valeur du capital humain, la technologie et le basculement vers l’économie du savoir tendent à en faire l’actif central de l’entreprise, celui qui conditionne le rendement de toutes les autres formes de capital. Dans une économie largement tirée par les actifs immatériels et par la connaissance, le principal facteur de compétitivité, celui qui recèle le plus fort potentiel économique et le meilleur rendement, est bien l’investissement dans les personnels de l’entreprise. C’est la capacité à les retenir, à les faire évoluer et à leur offrir les conditions optimales de collaboration, qui fait la différence entre les groupes leaders mondiaux, notamment dans le secteur technologique, et le reste du peloton.
En menant une analyse statistique sur 1 800 entreprises dans 15 pays – dont la France – le McKinsey Global Institute apporte un éclairage inédit sur ces aspects2. Celle-ci confirme, pour la première fois à grande échelle statistique, la corrélation entre le développement du capital humain et de multiples dimensions de la performance et de la santé des entreprises : leur croissance, leur rentabilité, mais aussi la stabilité de leurs résultats à long terme, leurs chances de se hisser parmi les champions mondiaux, ainsi que la fidélisation de leurs talents et l’attractivité de leur marque employeur.
Dans le paysage mondial des entreprises, quatre modèles organisationnels se dessinent, définis par une combinaison de critères : les entreprises focalisées sur les résultats, celles focalisées sur le développement des collaborateurs, celles « à double focale » qui parviennent à combiner les forces des deux modèles précités – c’est-à-dire une orientation conjointe vers la performance économique et le capital humain – et enfin celles, conventionnelles, qui ne se distinguent par aucun marqueur ou trait caractéristique distinctif. Or les résultats des entreprises rattachées à ces quatre modèles diffèrent très sensiblement.
L’étude met en évidence un profil de vainqueur toutes catégories parmi les grandes entreprises étudiées : les organisations « à double focale », qui représentent une part – certes restreinte mais non négligeable – de 9 % de l’échantillon mondial. Caractérisées par des pratiques de gestion spécifiques, elles parviennent à valoriser davantage leurs investissements dans le capital humain, et partant, à concilier la réussite économique et le développement de leurs collaborateurs. Cette capacité à transformer le capital humain en avantage concurrentiel fonde leur excellence organisationnelle. Les entreprises « à double focale » ont ainsi 3,6 plus de chances que la moyenne des entreprises d’accéder au statut de champions mondiaux. Plus résilientes, elles affichent une probabilité 4,3 fois plus élevée de se maintenir durant au moins 9 années sur 10 dans le premier quintile de performance financière. Et surtout, parce qu’elles parviennent à mieux fidéliser leurs talents à travers un environnement de travail épanouissant, elles enregistrent le plus faible taux de départs volontaires et ont 4 fois plus de chances figurer parmi le classement Fortune 100 Best Companies to Work For.
Or en France, les entreprises qui présentent ce profil « gagnant » sont sous-représentées. Dans notre pays, seules 2 % des grandes entreprises relèvent de cette catégorie – une proportion près de 5 fois inférieure à la moyenne mondiale de 9 %. Et plus généralement, la répartition des entreprises françaises entre les différents modèles révèle un décalage assez net au regard de l’échantillon mondial. Ainsi, 77 % de nos grandes entreprises relèvent d’une organisation conventionnelle, contre 55 % à l’échelle mondiale. Or ce modèle affiche le dynamisme et la stabilité les plus faibles.
Cet écart recèle une opportunité : si la France parvenait à atteindre la même distribution de ses entreprises entre les quatre modèles d’organisation que la moyenne mondiale, elle pourrait enregistrer une hausse annuelle de l’ordre de 0,75 à 1,57 point de PIB – soit un potentiel de croissance compris entre 17 et 35 Mds€ par an.
Outre ce supplément de valeur ajoutée à l’économie du pays, une diffusion plus large des profils organisationnels à double focale ou orientés vers le développement des collaborateurs offrirait de nombreux bénéfices aux entreprises françaises et à leurs salariés. Ces dernières pourraient ainsi en attendre des progrès sensibles sur plusieurs dimensions cruciales au vu de leurs enjeux les plus brûlants : la fidélisation et la motivation des talents, la mobilisation plus forte des cadres intermédiaires, la hausse de la productivité et de l’employabilité par la formation ciblée. A l’échelle d’une entreprise, les gains pourraient alors s’avérer substantiels puisqu’ils représenteraient selon notre modélisation une hausse moyenne de +22 % à +47 % de ROIC, une réduction de 1 à 4 points de pourcentage du taux d’attrition des collaborateurs, et in fine +0,5 à +1 Md€ par an de revenus additionnels grâce à un surplus de croissance organique.
Faire fructifier plus sûrement et efficacement le capital humain devrait donc d’être considéré comme un axe majeur de développement pour la France et un enjeu stratégique pour les grandes entreprises hexagonales. À ce titre, les marqueurs et pratiques qui distinguent les entreprises à double focale pourraient inspirer un renouvellement des formes de fonctionnement et de management, susceptible d’accélérer la croissance et de fortifier la solidité comme la compétitivité sur la durée des acteurs économiques. Pour ces derniers, quatre pistes se dessinent alors en vue d’avancer sur la voie de l’excellence organisationnelle : mettre en place une planification stratégique des compétences, créer une « fabrique interne » de production et de transmission à grande échelle des compétences, garantir une adéquation optimale des profils aux postes grâce aux mécanismes de mobilité interne, généraliser les comportements d’excellence en matière de leadership sur la triple dimension de l’adhésion à la vision collective, de l’autonomie laissée au terrain et de l’innovation collaborative.
La présente contribution a été préparée dans le cadre des 23èmes Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.