Les mutations du secteur industriel et de ses chaînes de valeur, déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, connaissent une accélération majeure du fait des crises sanitaire et géopolitique récentes, ainsi que du fait des nouveaux impératifs énergétiques et environnementaux. Elles remettent en question les processus de production traditionnels et incitent les acteurs à repenser en profondeur leurs stratégies industrielles, et en particulier leur implantation géographique et leur chaîne d’approvisionnement.
La tendance à la délocalisation globale a-t-elle atteint un pic ?
Quels sont les défis et les opportunités associés à la relocalisation ?
Quels sont les atouts de la France et les obstacles à dépasser dans ce contexte ?
En quoi les réalités et les contraintes diffèrent-elles entre secteurs industriels mais aussi entre PME, ETI et grands groupes ?
Ce sont là les principales questions qui vont structurer la réflexion des entreprises françaises ou présentes en France en vue de redéfinir leur stratégie industrielle pour les années à venir. Ces entreprises devront intégrer les impératifs nouveaux ou accrus qui s’imposent à elles : faire preuve de davantage de résilience afin d’absorber les chocs, être capables de réagir avec souplesse à l’évolution des exigences de leurs clients et des conditions de leurs marchés, appuyer leurs grandes orientations sur des considérations allant bien au-delà des critères de coûts pour prendre pleinement en compte les dimensions de service et de qualité.
Le processus global de délocalisation est-il remis en question ?
Ces dernières années, on a pu observer une remise en cause des stratégies industrielles fondées sur le morcellement géographique des processus de production ou l’excessive dépendance à certaines zones, comme la Chine. Parmi une multitude de chocs exogènes ayant affecté le commerce international, la pandémie et le conflit russo-ukrainien ont mis en évidence certaines vulnérabilités mais aussi, a contrario, la relative résilience des chaînes de valeur mondialisées1. Par ailleurs, les considérations environnementales et énergétiques infléchissent les données économiques et réglementaires. En parallèle, le plan de relance européen "Next Generation EU" (près de 100 milliards d’euros investis pour soutenir les investissements industriels décarbonés), mais également le cadre inédit de subventions à l’économie américaine, dont le Chip Act et l’Inflation Reduction Act (de l’ordre de 900 milliards de dollars au total), infléchissent les stratégies industrielles en place.
Ces nouvelles réalités sont de nature à bouleverser les grandes équations économiques des filières industrielles et à rebattre les cartes en matière d’avantages comparatifs entre les géographies et d’avantages compétitifs entre les acteurs. A l’évidence, elles sont susceptibles de modifier fondamentalement les arbitrages que réaliseront les dirigeants industriels quant à l’implantation future de leur outil de production et la configuration de leur chaîne de valeur. Dans une enquête régulière conduite par McKinsey auprès de 1 200 chefs d’entreprises dans le monde dont 400 en Europe, McKinsey les invite à évaluer leurs préoccupations face à 12 grandes sources de risques pour l’économie de leur pays. La dernière édition de cette étude montre que l’instabilité géopolitique demeure la deuxième de leurs préoccupations après l’inflation, et devant la hausse des taux d’intérêt et la volatilité des prix de l’énergie. Les ruptures de supply chain, figurent quant à elles en cinquième position2. Les diverses dimensions de la résilience occupent donc l’essentiel du sommet de leur agenda.
Par ailleurs, de manière assez frappante, une de nos récentes études révélait que seuls 48 % des dirigeants de supply chain disposaient d’une vision claire de la localisation de la production et de l’exposition aux risques de leurs fournisseurs de rang 1, et que 2 % d’entre eux disposaient de celle de leurs fournisseurs de rang 3 ou au-delà. En conséquence 38 % d’entre eux envisageaient des mesures de rapprochement régional de leur chaîne d’approvisionnement3.
1. Des paramètres structurels atténuant les avantages des délocalisations
Cinq facteurs incitent à réviser les logiques traditionnelles qui ont présidé à bon nombre de délocalisations :
- Les différentiels de coûts de la main-d’œuvre se réduisent entre géographies ;
- L’automatisation croissante réduit la part du facteur travail dans la valeur ajoutée industrielle, tendant à aplanir les différences entre pays ;
- Les besoins accrus en matière d’accès aux compétences changent la donne en matière de localisation ;
- La distance redevient un coût et un risque avec l’incertitude et la cyclicité qui pèsent sur les prix du transport et des tarifs douaniers ;
- L’augmentation de la part de l’énergie dans les coûts de production contribue à redessiner les avantages comparatifs entre géographies.
Ces cinq grandes tendances devraient se combiner dans les années à venir et entraîner des conséquences qui toucheront l’ensemble des industries à divers degrés.
- L’écart du coût du travail, qui constituait historiquement l’une des principales motivations de délocalisation, se réduit entre les géographies. Le niveau de vie croissant dans les pays émergents entraîne une augmentation des salaires, mais également du coût complet du travail, dû à la mise en place de réglementations sociales plus importantes dans ces pays. Délocaliser sur l’unique critère du coût du travail devient par conséquent de moins en moins avantageux. Ainsi, l’écart de compétitivité-coût entre Chine, principale destination des délocalisations industrielles, et Europe se réduit : entre 2013 et 2023, le coût horaire du travail dans l’industrie manufacturière en Chine a été multiplié par 2 (+106 %) et devrait augmenter de 9,7 % par an jusqu’à 2026, tandis qu’il n’a augmenté que de 1,9 % de croissance annuelle moyenne depuis 2013 en Europe 4.
- L’automatisation et l’exploitation des technologies rebattent les cartes des stratégies de délocalisation de certaines industries. Les promesses de « l’Industrie 4.0 » changent la donne en matière de compétitivité et amenuisent le différentiel de coût entre géographies puisque ces technologies contribuent à un transfert, dans l’équilibre des facteurs de production, du travail vers le capital. Les gains de productivité qu’elles génèrent peuvent en effet permettre de compenser les écarts de coûts avec les productions délocalisées vers les pays à bas coût de main-d’œuvre. Une analyse réalisée par McKinsey aux Etats-Unis sur la supply chain automobile montre ainsi que si les industriels américains parvenaient à concrétiser le potentiel lié aux leviers de l’Industrie 4.0, leur productivité s’en trouverait améliorée de 40 %, ce qui permettrait de rendre économiquement viable la relocalisation de l’essentiel de la production des pièces automobiles depuis le Mexique. Le basculement à l’échelle vers l’Industrie 4.0 exige cependant des investissements importants, tant dans l’outil industriel lui-même, que dans l’organisation et surtout dans les compétences (dont beaucoup sont en tension, cf. point suivant). Il requiert également du temps avant de porter ses fruits : une étude du McKinsey Global Institute et du Forum Economique Mondial estime qu’il faut entre 5 et 7 ans aux industriels pionniers pour atteindre le seuil de rentabilité de leur investissement initial dans l’Industrie 4.0 et établir ainsi un avantage compétitif sur leurs concurrents5. Enfin, ces nouvelles capacités de production 4.0 devraient certes être moins pourvoyeuses d’emplois directs, mais elles sont susceptibles de générer des emplois indirects en nombre, aussi bien sur des métiers à haut degré de technicité (en ingénierie, R&D, maintenance prédictive…) qu’à des niveaux de qualification moindre (logistique, transport).
- Une nouvelle donne s’instaure en matière de localisation des compétences. De nombreux acteurs, notamment dans les industries de pointe, font part de leurs difficultés à recruter des profils techniques pour leurs usines. A titre d’exemple, on estime qu’il faudrait en France 60 000 ingénieurs supplémentaires par an, alors que le pays ne compte que 44 000 nouveaux diplômés par an6. Par ailleurs, les emplois industriels de demain seront probablement différents, avec un besoin accru de compétences dans l’automatisation et le digital. Il sera alors critique de s’assurer de la proximité entre le lieu d’implantation des sites industriels et les viviers de compétences (lycées techniques, universités, laboratoires de recherche, pôles de compétences régionaux).Or, nos analyses anticipent un déficit particulier de talents dans ces domaines de compétences, soit entre 1,7 million et 3,9 millions de personnes d’ici à 2027 pour les pays de l’UE-277. A l’inverse, l’Europe a incontestablement des atouts à faire valoir à travers son vivier de talents dans certaines spécialités de pointe dont la demande ira croissant pour l’industrie – pour peu que la concurrence entre régions pour attirer les talents ne s’intensifie pas trop. C’est par exemple le cas pour l’informatique quantique où l’UE compte 103 000 diplômés d’un niveau master, ce qui la situe loin devant la Chine (46 000) et les Etats-Unis (40 000)8.
- L’incertitude affectant le prix des transports et les tarifs douaniers rend l’avantage coût des délocalisations lointaines moins évident. Entre janvier 2019 et juillet 2022, le poids du transport dans le prix final des biens manufacturiers a fortement augmenté : les frais de transports par conteneurs entre la Chine et l’Europe ont ainsi été multipliés par 79 (Figure 1) et le coût du transport terrestre dans l’Union Européenne a augmenté de 70 % entre février et octobre 202210. Ces hausses soudaines sont en grande partie conjoncturelles (sur le fret maritime entre Chine et Europe, les prix sont revenus depuis février 2023 à leur niveau pré-crise11) et illustrent les fortes tensions qui pèsent sur les capacités de transports. Ces capacités sont également affectées par des facteurs plus durables tels que la disponibilité des chauffeurs ou des équipages, le coût du carburant et celui des émissions polluantes.
- L’énergie pèse de manière croissante sur les coûts de production. Les tendances ci-dessus sont également à analyser au regard de la récente augmentation des coûts de l’énergie. Les cours de l’énergie et des matières premières à l’échelle mondiale sont deux fois supérieurs à leurs niveaux pré-Covid, en particulier ceux de l’énergie (pétrole brut, charbon, gaz naturel et LNG) qui ont augmenté en moyenne de 216 % à l’échelle mondiale entre décembre 2019 et décembre 202212. Si les entreprises chinoises ont été impactées par ces augmentations du fait de leur intensité énergétique, ce sont les entreprises implantées en Europe qui ont vu leur compétitivité mise le plus à mal vis-à-vis de leurs concurrentes installées aux Etats-Unis, avec notamment un différentiel du coût du gaz naturel passant de 2,38 $/mmbtu à 30,54 $/mmbtu entre les deux régions entre décembre 2019 et décembre 202213. Ces inégalités entre continents, qui ont atteint des proportions inédites en 2021 et 2022, relèvent incontestablement d’une nouvelle composante déterminante des stratégies industrielles à venir. L’énergie redevient ce qu’elle a été historiquement : un facteur de production auquel disponibilité et coût confèrent un avantage compétitif.
En conséquence, les perturbations sur les chaînes d’approvisionnement dictent une part croissante des décisions et des priorités des acteurs industriels. Si la question de la résilience des supply chains constituait déjà une préoccupation majeure pour les industriels dans la période pré-Covid, la situation sanitaire puis géopolitique (en particulier le risque de découplage entre la Chine et l’Occident) exacerbe le besoin de mieux sécuriser les chaînes d’approvisionnement. L’enquête annuelle que mène notre cabinet auprès de dirigeants mondiaux14 indique ainsi que 92 % d’entre eux souhaitent améliorer la résilience de leur supply chain, et que 97 % ont déjà mis en place des mesures en ce sens, comme multiplier leurs sources d’approvisionnements (80 %) ou augmenter leurs stocks pour faire face à d’éventuelles pénuries (81 %). Par ailleurs, plus d’un an après le début de l’invasion de l’Ukraine, nos enquêtes révèlent que le sujet continue de monter à l’agenda aussi bien des dirigeants d’entreprises que de leurs directeurs de supply chain. Le manque de fiabilité des réseaux mondialisés s’affirme comme une menace économique et opérationnelle incontournable, les longues chaînes étant plus vulnérables aux perturbations et risques de retards. A la récurrence des sources de tensions entre forces géopolitiques se sont ajoutés d’autres types de chocs liés à des phénomènes exogènes et parfois aléatoires, comme les pannes d’électricité en Chine provoquées par des pénuries de charbon à la reprise de l’activité post-Covid, le blocage accidentel du canal de Suez ou encore les congestions portuaires aux Etats-Unis pour la seule année 2021.
Jusqu’alors exceptionnelles, les ruptures de production risquent de devenir un phénomène récurrent voire « structurel ». Selon une étude du McKinsey Global Institute15, une entreprise manufacturière moyenne pourrait connaître une perturbation de sa production pendant deux semaines tous les 2 ans, et pendant un à deux mois tous les 3,7 ans. Tous les dix ans, cette entreprise pourrait ainsi s’attendre à perdre l’équivalent de 40 % de son EBIDTA annuel16. Notons, enfin, que les secteurs manufacturiers ne sont pas affectés de façon uniforme par les tendances globales décrites ci-dessus. L’impact des évolutions de leur environnement externe varie en effet en fonction de leur structure de coûts (Figure 2).
Il en résulte que les dirigeants industriels doivent intégrer des paramètres objectifs ou planifiables de plus en plus nombreux dans leurs décisions de localisation. Mais il s’ensuit surtout que la part du risque devient pour eux de plus en plus complexe à apprécier et à couvrir. Dans bien des cas la multilocalisation, le rapprochement géographique, voire le rapatriement de certaines activités deviennent des options pertinentes et viables.
2. De nouvelles exigences de la part des consommateurs et des investisseurs
L’atténuation des avantages liés à la délocalisation n’explique qu’une partie des phénomènes qui bouleversent les chaînes de production industrielles. De l’autre côté du spectre, l’évolution profonde des attentes de la part des consommateurs et des investisseurs nécessite de réviser les stratégies industrielles existantes.
Pour le B2C, les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux caractéristiques « invisibles » des produits, telles que leur empreinte carbone ou les conditions de travail au sein de la chaîne d’approvisionnement. On observe notamment une pression des clients finaux en faveur de productions locales. Ainsi, 59 % des Français indiquent regarder le pays de fabrication « souvent » ou « systématiquement » au moment d’acheter un bien17. Si la préférence des consommateurs pour des produits locaux était déjà bien présente depuis plusieurs années, la prise de conscience autour des circuits courts s’est accélérée depuis la crise du Covid puis le conflit russo-ukrainien, qui ont eu pour conséquences des pénuries majeures sur les produits importés. Accentuée par le Covid, la tendance à privilégier des produits sains, durables et locaux devrait donc se poursuivre dans les années à venir, accompagnée d’exigences plus élevées en matière de proximité et de traçabilité des circuits de production, en particulier pour les biens agroalimentaires.
L’Union européenne dispose sur ce point d’atouts indéniables : elle est le deuxième marché mondial en matière de produits bios, après les États-Unis, avec un marché qui a atteint 45 milliards d’euros en 2019 (soit une hausse de 8 % par rapport à 2018). 30 % des consommateurs européens prévoient ainsi de dépenser davantage pour une alimentation plus saine en 2021 (Figure 3), et 24 % pour des produits plus régionaux et locaux. Or, sur ce dernier critère de la proximité, les consommateurs français s’affirment comme les plus enclins à le privilégier dans leur acte d’achat, à hauteur de 34 % (soit 10 points de plus que la moyenne européenne et 14 points de plus qu’aux Pays-Bas)18.
Les critères de décisions d’investissement évoluent. Une étude récente menée par McKinsey permet d’obtenir une compréhension fine, d’une part des arbitrages effectués par les dirigeants d’entreprises industrielles et les investisseurs au moment de choisir la localisation de leurs activités, d’autre part de leurs logiques comparatives entre pays. Les entretiens approfondis que nous avons menés dans ce cadre auprès de 30 directeurs généraux et directeurs industriels de groupes internationaux présents en France, ainsi qu’une enquête réalisée auprès de plus de 100 investisseurs étrangers, démontrent que si les dimensions de coûts restent le critère premier des investisseurs, les paramètres hors coûts de la production pèsent de plus en plus dans leurs décisions.
Ainsi, l’ensemble des critères relevant de la compétitivité-coût (main-d’œuvre, productivité du travail, fiscalité des entreprises et autres coûts opérationnels tels que matières, énergie ou logistique) pèsent pour 28 % dans leurs décisions d’investissement. Toutefois, l’accès au marché arrive en deuxième position (16 %) : produire au plus près de leurs marchés s’avère ainsi une dimension déterminante pour les investisseurs. Quant à l’impératif de flexibilité de l’outil de production, il ressort également comme une préoccupation majeure en troisième position. Les industriels opèrent aujourd’hui avec un niveau inédit d’incertitude qui pèse sur leurs marchés, mais aussi sur leur système de production, le cadre réglementaire ou les tensions commerciales internationales. Dans ce contexte, la capacité à reconfigurer son appareil de production rapidement est devenue décisive : les facilités d’installation, de redimensionnement, mais aussi les garanties en termes de « stratégies de sortie », sont fondamentales dans les réflexions des investisseurs. Enfin, la disponibilité d’une main-d’œuvre suffisamment qualifiée et étendue, qui était déjà un critère déterminant dans les industries de haute technologie, figure désormais parmi les préoccupations prioritaires des investisseurs, quel que soit le secteur industriel considéré. A ce titre, si l’on cumule les deux critères que sont la solidité des écosystèmes industriels et d’innovation et la disponibilité des talents – autrement dit les dimensions complémentaires, interne et externe, du capital humain – ils pèsent ensemble pour 22 % dans la décision d’investissement, soit pratiquement autant que les coûts.
Pour les industriels, il ne suffit donc plus seulement de livrer le produit au meilleur coût, avec le bon niveau de qualité et le bon service. Les organisations ont désormais aussi besoin de réseaux manufacturiers résilients, capables de tolérer des chocs et de réagir avec souplesse face à des clients exigeants, à des décisions d’investissements qui s’adaptent aux nouveaux besoins, et à des marchés en évolution rapide. A ces facteurs objectifs, de nature économique et opérationnelle, s’ajoutent enfin des raisons plus subjectives, éthiques ou personnelles : ainsi, 52 % des dirigeants de PME et ETI industrielles françaises qui prévoient une relocalisation indiquent vouloir le faire par conviction, et 46 % pour des raisons environnementales et climatiques19.
Ces défis marquent un tournant dans les politiques de délocalisations que nous avons connues. Dans certains secteurs, les tensions citées précédemment expliquent les premières relocalisations à l’œuvre depuis la crise du Covid-19. Les investissements directs à l’étranger ne représentent ainsi plus que 37 % des investissements mondiaux en 2022, contre 52 % en 202120. De premiers signaux à interpréter cependant avec prudence, puisque la récente hausse des coûts de l’énergie entraîne depuis peu une légère baisse des relocalisations sur le territoire français.
Les défis et les atouts de la France pour accélérer la relocalisation industrielle
Avec un écosystème qui s’est fragilisé depuis plusieurs années (voir Encadré), les industriels hexagonaux ne sont pas épargnés par ces mutations. Ils se trouvent en effet confrontés à la fois à des défis structurels spécifiques, à un sous-investissement dans l’industrie et à une fragilisation des écosystèmes industriels sur le territoire. La France peut cependant capitaliser sur des atouts certains pour répondre aux défis posés par la relocalisation.
1. Des défis structurels
Le manque de disponibilités foncières dans tous les territoires (ruraux et urbains) constitue un frein majeur au développement des activités industrielles dans l’Hexagone : 41 % des parcs industriels seront saturés à horizon 2025, 93 % à horizon 2030 et 28 % le sont d’ores et déjà. Faute de foncier à leur attribuer, près de deux tiers des territoires refusent ainsi des projets d’implantation ou subissent des déménagements d’entreprises. La pénurie porte en particulier sur les grands sites : seules 27 % des intercommunalités (métropoles, agglomérations, communautés urbaines et communautés de communes) peuvent accueillir une activité nécessitant une surface supérieure à 50 hectares et moins de 10 % une activité nécessitant une surface supérieure à 100 hectares21.
En parallèle, les délais administratifs ou ceux des recours judiciaires (notamment en matière environnementale ou urbanistique) doivent continuer à être réduits en France : par exemple, il y faut deux fois plus de temps22 pour ouvrir une usine que dans la plupart des pays comparables23. Ces dimensions constituent le 4ème des 10 grands critères les plus déterminants pour les investisseurs envisageant une implantation en France24. Or, sur les 29 indicateurs d’attractivité de la France que nous leur avons demandé d’évaluer, celui de la « simplicité des formalités et des relations avec les administrations » ressort parmi les trois plus faibles en termes de niveau de satisfaction.
Enfin, l’un des défis structurels à la relocalisation industrielle en France demeure certainement celui du coût du travail, qui reste le premier critère d’arbitrage des investisseurs au moment de choisir le lieu d’implantation de leurs activités25. Certes, des efforts de compétitivité-coût sur ce front ont été menés en France depuis une décennie, en particulier à travers le CICE, puis le de responsabilité et de solidarité. Toutefois, ils ont peu profité au secteur industriel, puisqu’ils ont été largement centrés sur les bas salaires : les allègements substantiels de cotisations sociales demeurant plafonnés à 1,6 SMIC26. Or, les salaires moyens dans l’industrie étant sensiblement plus élevés que dans les activités tertiaires, ce sont essentiellement les services de proximité qui en ont été les bénéficiaires. De fait, s’agissant du coût unitaire de la main-d’œuvre manufacturière, la France occupe le 4ème rang dans l’UE à 27, avec un coût horaire à 43,6 € contre une moyenne de 34 € pour la zone Euro. Alors que ce coût était inférieur à celui de l’Allemagne jusqu’en 2020, il est aujourd’hui repassé très légèrement devant. Si ces coûts sont plus favorables ou comparables à ceux de certains pays voisins (le Danemark avec 50,9 €, la Belgique à 47,2 €, l’Allemagne à 43,5 € et les Pays-Bas à 42,8 €), le différentiel reste très élevé avec d’autres pays limitrophes ou très proches (l’Italie à 29,3 €, l’Espagne à 24,7 € ou le Portugal à 13,8 €). Par ailleurs, certains Etats de l’UE à 27 affichent encore des niveaux de coûts très faibles (par exemple la Pologne à 11,5 € ou la Roumanie à 8,5 €)27.
A l’évidence, cette dimension joue très différemment en défaveur de la France selon les filières industrielles, leur intensité en travail, leur degré d’exposition à la concurrence internationale, leurs impératifs de proximité avec leurs marchés, leur degré d’automatisation, leurs niveaux de gammes et de marges. L’innovation et la montée en gamme peuvent compenser ce désavantage comparatif comme en attestent les cas de la Norvège ou de la Suisse, qui ont solidement résisté à la désindustrialisation en dépit d’un coût horaire de la main-d’œuvre manufacturière 50 % plus élevé qu’en France28. Par ailleurs, une étude Bpifrance auprès de plus de 1 000 dirigeants français d’entreprises industrielles de plus de 10 salariés souligne que c’est avant tout l’impératif de proximité qui a motivé leur installation à l’étranger. Sur les 23% de répondants qui déclarent avoir été incités à délocaliser dans les cinq dernières années, la moitié l’a été pour éviter une rupture de contrat avec un client. A travers leur implantation géographique, c’est avant tout la proximité client qui est invoquée par les industriels : sur les 23 % de répondants qui déclarent avoir été incités à délocaliser dans les cinq dernières années, la moitié l’ont été pour éviter une rupture de contrat avec un client29.
Mais plus que le coût de la main-d’œuvre, c’est sa disponibilité qui pourrait pénaliser l’implantation d’activités industrielles nouvelles sur le sol français. Les dirigeants industriels français sont les plus nombreux à faire état de difficultés de recrutement : 65 % d’entre eux déclarent aujourd’hui se heurter à cet obstacle contre 29 % seulement à la fin 202030. Il s’agit là d’un plus haut historique depuis plus de deux décennies. En conséquence, les emplois non pourvus dans l’industrie se chiffrent à plus de 61 000 au milieu de l’année 2022, soit le double de l’année 201931. Déjà patentes, ces pénuries de compétences devraient s’accentuer avec les effets du basculement vers le « travail du futur », l’industrie étant le secteur qui va connaître la plus forte croissance des besoins en matière de compétences technologiques de pointe selon nos projections32. En France, à titre d’exemple, nos modélisations suggèrent que les entreprises auront besoin de 525 000 profils dits STEM supplémentaires à horizon 2030, soit une augmentation de 26 % par rapport à 201933. Les phénomènes de tensions sur le marché du travail et sur l’accès aux talents clés devraient s’amplifier et affecter différemment les bassins d’emplois. Pour les industriels, il conviendra donc de cibler au mieux la disponibilité géographique des compétences de demain, mais aussi d’engager les programmes de requalification à grande échelle (reskilling – upskilling) qui seuls permettront de combler les nécessités en évolution rapide de l’entreprise.
2. Un sous-investissement industriel historique
L’outil productif français a été fragilisé par des décennies de désindustrialisation, auxquelles s’ajoute un défaut d’investissements dans la modernisation des sites de production. La France dispose ainsi d’un parc de machines industrielles plus ancien que la moyenne européenne et plus faiblement robotisé. En effet, pour 10 000 salariés de l’industrie, on compte en France 194 robots installés, contre 224 en Italie, 371 en Allemagne et 932 en Corée du Sud34. Or, ces pays sont précisément ceux qui ont le mieux réussi à conserver ou développer les activités industrielles sur leur territoire, illustrant à quel point l’équipement en robotique de pointe peut permettre de préserver un avantage comparatif, en dépit de coûts de main-d’œuvre élevés. La moindre modernisation de leur outil productif a entraîné un retard certain des acteurs hexagonaux sur l’ensemble des technologies industrielles de rupture. Ainsi, parmi la liste des 132 sites identifiés par The Global Lighthouse Network comme des industries « phares », c’est-à-dire des leaders ayant intégré des technologies avancées (IA, robotique, cloud ou encore big data) au cœur de leurs systèmes de production, seuls 5 sont implantés en France, alors que l’on en compte ~35-40 en Europe, et aucun nouveau site français n’a rejoint la liste en 202235 (Figure 4).
Pourtant, depuis une dizaine d’années, l’investissement des entreprises du secteur manufacturier est plus élevé en France que dans la plupart des autres pays européens (les dépenses d’investissement représentaient 25,7 % de la valeur ajoutée en France contre 19 % en Allemagne en 2016), alors que les performances économiques en matière de compétitivité et de gains de productivité ne reflètent pas cet effort. Ce décalage soulève de nombreuses interrogations sur l’efficacité de l’investissement et les origines d’un possible « paradoxe » de l’investissement français.
Cet écart entre l’industrie française et la moyenne de ses homologues, chiffré entre 6,7 et 8,5 milliards d’euros annuels de formation brute de capital fixe (FBCF), tient d’après une étude de La Fabrique de l’industrie36, à des pratiques de comptabilisation différentes entre les offices statistiques nationaux. Les entreprises françaises investissent beaucoup plus dans l’immatériel (logiciels, bases de données, R&D...) que leurs homologues européennes. En revanche, elles investissent comparativement moins dans les machines et équipements, ce qui pourrait expliquer une moindre performance de l’outil de production français.
3. Des écosystèmes industriels fragilisés
Dans certains secteurs, des écosystèmes entiers se trouvent aujourd’hui fragilisés et dépendants des pays voisins, rendant complexes et extrêmement coûteuses les relocalisations sur le territoire.
La dépendance vis-à-vis de pays non-membres de l’UE pour l’approvisionnement en composants clés pour atteindre les objectifs de la SNBC pourrait même devenir un risque majeur, en particulier pour le solaire photovoltaïque, les batteries ou encore l’électronique de puissance. Par exemple, la Chine domine la production solaire photovoltaïque tout au long de la chaîne de valeur : elle fournit actuellement 95 % des matériaux utilisés pour fabriquer ses composants microélectroniques, plus de 70 % du polysilicium et des cellules photovoltaïques et près de 70 % des panneaux solaires (Figure 5).
La plupart des semi-conducteurs sont également produits en Asie (22 % en Chine, 19 % à Taïwan, 17 % en Corée et 16 % au Japon), la France et l’Allemagne ne représentant conjointement, quant à eux, que 5 % de la production mondiale. Face à ce constat, ce sont des domaines pour lesquels les Etats-Unis ont développé des plans industriels ambitieux, visant à regagner une souveraineté stratégique sur les différents éléments de la chaîne de valeur. De même, la main-d’œuvre qualifiée pour travailler dans les énergies renouvelables au sein de l’Union européenne est rare, et les employeurs sont confrontés à une concurrence élevée de la part de secteurs d’activités adjacents. Cette pénurie de main-d’œuvre devrait considérablement s’aggraver aussi bien en ce qui concerne les ouvriers que les cadres nécessaires à la conception et à la construction des actifs éoliens et solaires dans l’Union européenne : celle-ci devrait en effet être multipliée par un facteur de trois à quatre d’ici 203037 (Figure 6).
4. Des atouts différenciants sur lesquels capitaliser
Si les stratégies de relocalisation en France doivent donc faire face des défis structurels, à un sous-investissement historique dans l’industrie et à des écosystèmes fragilisés, l’Hexagone possède néanmoins de nombreux atouts pour attirer les entreprises françaises et européennes.
Parmi eux, figure incontestablement la force de traction qu’exercent ses grands champions mondiaux. Si l’industrie ne pèse plus que 13 % du PIB français, elle représente encore plus de 50 % des entreprises du CAC 40. Ces géants mondiaux qu’héberge la France alimentent un tissu très solide et dynamique de filières. Si le chaînon des 1 700 ETI demeure trop faible en France et que notre pays gagnerait à le développer selon le modèle du Mittelstand allemand, ces acteurs ainsi que les 25 000 PME industrielles françaises composent un vivier particulièrement riche. Or, ces entreprises délocalisent peu et représentent une part majeure des forces vives industrielles du pays : 85 % d’entre elles ont la totalité de leurs sites de production en France, et seules 1,5 % produisent totalement hors de nos frontières38. En développant les dynamiques écosystémiques et les logiques de partenariats entre grands groupes et PME (mutualisation de moyens, co-investissements, formation, partage de bonnes pratiques, appui à l’exportation…) pour aller bien au-delà du lien client-fournisseur, les filières françaises pourraient se renforcer sensiblement39.
D’autres fondements très solides sont reconnus par les investisseurs étrangers parmi les principaux facteurs d’attractivité de la France40 : l’accès aux marchés grâce à une situation géographique très favorable au cœur de l’UE et une connexion très performante aux divers flux d’échanges transfrontaliers (terrestres, maritimes, aériens, fluviaux), la qualité des infrastructures, le vivier des talents et en particulier la qualité de la formation des ingénieurs et diplômés en STEM, l’excellence des foyers de recherche et d’innovation, la possibilité de disposer d’une énergie décarbonée grâce au mix énergétique et en particulier au parc nucléaire. Tous ces éléments alimentent sans conteste la puissance et la plus-value du « Label France », porté aussi bien dans le domaine de l’excellence par les secteurs du luxe ou de l’agroalimentaire haut de gamme, que sur la dimension de l’innovation par les secteurs de l’aéronautique et défense, du spatial, de l’automobile et de la haute technologie.
Il convient également de souligner les atouts majeurs de la France au regard des perspectives de l’industrie de demain, que notre cabinet mettait en évidence dans un récent rapport41. Parmi ceux-ci, on peut mentionner la force de la French Tech et de ses 27 licornes, dont plusieurs sont positionnées sur les technologies de rupture de l’industrie du futur, mais aussi le fait que la France soit le seul pays européen représenté dans le top 10 des clusters technologiques mondiaux. Autre ferment de réussite dans les secteurs industriels d’avenir, la présence très marquée des grandes entreprises françaises dans les alliances stratégiques qui ont été récemment conclues pour les méga-investissements dans la tech et l’économie décarbonée (Stellantis – TotalEnergies – Mercedes Benz sur les moteurs électriques, Renault – Valeo – Siemens sur le moteur électrique sans terre rare, Renault – Veolia – Solvay sur le recyclage des batteries, Airbus – Air Liquide – Vinci Airports sur l’hydrogène aérien… pour n’en citer que quelques exemples). Enfin, la France peut tirer parti de son positionnement très solide sur 6 des 10 domaines technologiques transverses qui conditionneront la performance de l’industrie du futur : les biotechs, l’informatique quantique, les cleantechs, l’internet des objets, la 5G, ou encore l’intelligence artificielle.
De fait, des évolutions positives commencent déjà à se matérialiser pour l’industrie française. Le nombre de nouveaux projets d’investissements étrangers dans l’industrie (greenfield) a augmenté de 44 %42 entre 2018 et 2021. La France a aujourd’hui repris le 8ème rang des puissances industrielles mondiales qu’elle avait perdu au profit du Royaume-Uni, tandis que le solde net des créations d’emplois dans l’industrie est redevenu positif à partir de 2017, pour la première fois depuis 2000. Il s’est ainsi établi à 53 000 emplois supplémentaires en 2021, selon l’Insee43. Les relocalisations des sites de production se sont amplifiées après la pandémie : 90 décisions de relocalisation sont intervenues en 2021, contre 30 en 2020 et 12 en 201944.
Pour capitaliser sur ces atouts et pour répondre aux défis posés par la relocalisation, l’investissement dans le tissu industriel et dans l’ensemble des écosystèmes est nécessaire. Celui-ci est rendu plus complexe par le contexte inflationniste (+5,2 % sur un an en France, hors énergie45), mais des aides de l’Etat peuvent accompagner la transformation vers l’industrie du futur. 834 M€ ont ainsi été accordés à 7 735 entreprises en 2022 et 2,5 milliards d’euros seront investis d’ici 203046 pour préparer les compétences de demain : maintenance prédictive, data science, supply chain et logistique, etc. Ces avancées doivent contribuer à combler en partie l’écart avec les Etats-Unis et la Chine, et à créer entre 2 000 et 4 000 milliards d’euros de valeur ajoutée d’ici 204047.
Avec autant d’éléments en jeu et d’incertitudes, il devient aujourd’hui indispensable pour les entreprises industrielles françaises de repenser leur stratégie de production au sens large pour anticiper ces transformations. Afin d’éclairer la prise de décision, une approche consiste à envisager sa stratégie industrielle en adoptant une vision élargie de la valeur fournie par la chaîne d’approvisionnement.
6 dimensions à prendre en compte par les acteurs français dans la redéfinition de leur stratégie industrielle
Pour faciliter les différents arbitrages à effectuer dans le cadre d’une nouvelle stratégie industrielle, 6 dimensions doivent être étudiées en détail : 3 traditionnelles et 3 nouvelles (Figure 7). Au-delà des 3 dimensions classiquement analysées par les acteurs industriels pour définir et optimiser leur stratégie industrielle, à savoir le Coût & Capital, le niveau de service et la qualité, 3 nouvelles dimensions mériteraient d’être davantage prises en compte : la résilience de la chaîne d’approvisionnement (incluant l’impact des perturbations externes sur la disponibilité des produits), le capital humain (incluant le recrutement, la rétention et la gestion des talents) et l’ESG (notamment l’impact carbone et l’impact de la production locale sur la croissance).
Pour établir leur nouvelle stratégie industrielle, les acteurs du secteur doivent donc répondre à un certain nombre de questions clefs sur chacune de ces 6 dimensions.
1. Trois dimensions traditionnelles à faire évoluer
Les trois dimensions traditionnellement considérées par les acteurs industriels pour définir leur stratégie restent déterminantes dans le processus de décision. La réflexion, néanmoins, mérite d’être affinée sur ces dimensions, un certain nombre de nouveaux facteurs conjoncturels et structurels venant modifier la donne.
- Coût & Capital. Cette dimension, dont le poids n’est pas nouveau, change de nature sous l’effet combiné de l’automatisation, de la réduction du différentiel de coût entre l’Europe et l’Asie et de l’impact de l’inflation sur les achats directs indirects et sur les investissements (stocks, CAPEX). Les questions que les industriels doivent se poser pour prendre en compte cette dimension incluent : comment lutter contre l’inflation au travers de programmes d’achats directs et indirects ? Comment s’assurer de la pérennité de la performance industrielle (par exemple, manufacturing 4.0) et logistique ? Comment prioriser les besoins et transformer les pratiques d’exécution des projets d’investissement pour éviter de répéter des erreurs passées et construire plus vite et à moindre coût ?
- Service Sur cette dimension, on entend le taux de service offert à la fois par client et par produit. Dans le cadre de la redéfinition de sa stratégie industrielle, il est impératif de balayer les questions suivantes : quelle segmentation du portefeuille produit / client effectuer pour adapter le niveau de service (par exemple : taux de remplissage, fréquence de livraison de commandes complètes et à temps) par unité de gestion des stocks et par marché ? Comment mettre en œuvre et opérationnaliser cette segmentation dans la supply chain, en adaptant la longueur des chaînes d’approvisionnement, les modes de transports, les points de découplages (design, planning) ou en modifiant les stratégies de Go-to-Market et de Route-to-Market ? ? Par ailleurs, il est important pour les industriels de développer une excellence commerciale autour des services industriels, c’est-à-dire d’optimiser la chaîne de valeur en commençant par une compréhension parfaite de la base installée d’un équipement industriel, et d’optimiser le taux d’extraction de services de cette base (entre autres autour du modèle "product as a service"). En proposant un réel accompagnement aux comptes stratégiques sur toute la durée de vie d’un équipement (proposer des pièces de rechange en ligne durant les premières années de vie d’un produit dès la fin de garantie, assurer un service régulier de maintenance prédictive, des améliorations d’équipements, etc.), les industriels peuvent ainsi créer une croissance récurrente, protéger leurs marges et améliorer la satisfaction de leurs clients. Ces dimensions sont d’autant plus cruciales que la part des prestations de services dans la valeur ajoutée industrielle est déjà considérable. Ainsi, dans les exportations de biens manufacturés, la proportion de la valeur ajoutée issue des services atteint 37 % en France, soit davantage qu’en Allemagne (30 %)48.
- Qualité. Cette dimension recouvre l’anticipation des besoins clients en termes de qualité et de conformité pour adapter et mettre à niveau les capacités de production de l’entreprise. Elle implique de soulever les questions suivantes : comment prendre en compte le renforcement des exigences qualité (demande de traçabilité, de produits "premium") ? Comment anticiper les enjeux de mise en conformité (par exemple, les nouvelles normes par marché) pour mettre à niveau ses capacités de production ?
2. Trois nouvelles dimensions à appréhender
Au-delà de ces trois dimensions traditionnelles, il convient de prendre en compte trois nouvelles dimensions primordiales pour éclairer la prise de décision dans un contexte de perturbations majeures et amenées à se pérenniser.
- Résilience & Agilité. Nous l’avons vu, le manque de fiabilité des réseaux mondialisés rend vulnérables les acteurs industriels dotés de longues chaînes d’approvisionnement. Pour y remédier, les acteurs industriels ont tout intérêt à approfondir la question de la résilience de leur supply chain : comment créer les conditions de la transparence en matière de risques pour l’ensemble de la chaîne de valeur (fournisseurs de tous rangs, production, distribution) ? Comment cartographier et hiérarchiser les aléas à travers une classification des composants / fournisseurs par niveau de risque ? Comment mettre en œuvre et financer une stratégie d’atténuation et de couverture adéquate (redondance, nature et niveau des stocks) ?
- Capital humain. Comme évoqué précédemment, de nombreux industriels sont confrontés à la difficulté de recruter des profils techniques, du fait de l’évolution des compétences critiques et des problèmes de disponibilité de ces talents sur leur lieu d’implantation. Il est ainsi urgent d’anticiper les questions relevant du capital humain, de son attraction comme de sa rétention : de quels talents a-t-on besoin dans les 10 prochaines années pour faire face à la transformation des métiers de l’Industrie 4.0 ? Quelle stratégie mettre en œuvre pour attirer, retenir, développer, ou externaliser les talents en fonction des métiers et des localisations, sur l’ensemble de la chaîne de valeur (fournisseur / interne / partenaires / clients) ?
- ESG. Cette dimension recouvre l’évaluation quantitative et qualitative des externalités attachées à un produit ou un service sur l’ensemble de leur cycle de vie. A l’heure où les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux caractéristiques « invisibles » des produits, telles que leur empreinte carbone, leur circularité ou les conditions de travail dans la chaîne, cette dimension devient cruciale. Quelle performance ESG le réseau actuel peut-il atteindre ? Quel est l’impact carbone des différentes configurations potentielles du réseau (transport, production interne, production externe) ?
Les récentes perturbations sanitaires et géopolitiques ont amené l’ensemble des acteurs du secteur à repenser leur stratégie industrielle, incluant une réflexion profonde sur la localisation des différents sites de production et sur la chaîne d’approvisionnement associée. Définir ces stratégies à l’aune de ces 6 dimensions constitue une étape incontournable pour permettre aux acteurs de prendre des décisions éclairées face à une équation de l’implantation industrielle optimale profondément renouvelée.