Comparer les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie en France et en Allemagne permet d’identifier les opportunités qui s'offrent à l’industrie française d’accélérer sa transition vers une économie bas-carbone tout en renforçant sa compétitivité sur la scène internationale.
Dans la perspective de l’application du Pacte Vert européen à horizons 2030 et 2050, le rôle du secteur industriel apparaît déterminant, puisqu’il pèse 21 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE1. A ce titre, il paraît assez pertinent de comparer les performances environnementales entre la France et l’Allemagne, deux acteurs industriels majeurs en Europe. Cette analyse fait émerger un paradoxe : malgré un mix électrique largement décarboné, l'industrie manufacturière française présente une intensité d'émissions directes de gaz à effet de serre (scope 1) supérieure à celle de son homologue allemande : 323 gCO2eq / € de valeur ajoutée en France en 2022 contre 254 gCO2eq / € de valeur ajoutée en Allemagne (figure 1). Comment expliquer cette apparente contradiction ?
Il convient tout d’abord de bien distinguer les scopes 1 et 2. Les émissions de scope 1 résultent des activités directes d'une entreprise, qu’il s’agisse de combustion dans un but énergétique ou de processus industriels. Les émissions de scope 2 sont quant à elles liées aux consommations d'électricité et de chaleur du réseau, hors combustion sur site.
Si l’écart est perceptible au détriment de la France s’agissant du scope 1, en revanche, pour le scope 2, le mix électrique moins carboné de la France joue en sa faveur. En 2022, le nucléaire représentait 62 % du mix de production brute d’électricité en France, et les combustibles fossiles environ 12 %, contre 47 % en Allemagne2 (figure 2). Ainsi, le facteur d’émission moyen de la production d’électricité est 5 fois supérieur en Allemagne (368 gCO2eq / kWh d’électricité produite contre 74 en France3), constituant un avantage significatif sur le scope 2 pour la France. Si l’on agrège les scopes 1 et 2, les intensités carbone des industries françaises et allemandes sont équivalentes (figure 3).
Dans le détail, si l’on regarde le scope 1, l’écart d’émissions est essentiellement lié à un mix de production différent entre les deux pays. En France, les industries les plus carbointensives (cokéfaction et raffinage, métallurgie, ciment, verre, chimie, industries alimentaires) représentent une part plus importante de la valeur ajoutée industrielle. À l'inverse, en Allemagne certaines industries moins carbointensives sont surreprésentées, à l’instar de l'industrie automobile ou de la fabrication de machines et équipements. En revanche, l’étude ne révèle pas de différence majeure en termes de technologie ou d'efficience des procédés industriels entre la France et l'Allemagne pour les principales industries émettrices : la chimie, la cimenterie et la sidérurgie. Au-delà du mix de production, les écarts observés à l'échelle sectorielle s'expliquent également par des positions distinctes sur la chaîne de valeur ou encore de simples biais statistiques. Par exemple, dans la chimie allemande, la production plus importante de chlore, procédé particulièrement électrifié, explique sa meilleure efficience. Dans l’industrie cimentière française, le recours plus important aux importations de clinker place hors du périmètre d’analyse une partie des émissions. Concernant la sidérurgie, l'intégration, dans la comptabilisation des émissions, des gaz sidérurgiques transférés a considérablement rehaussé l’intensité d’émission du secteur en Allemagne, sous l’effet d’une modification des modes de calcul statistiques.
Comment faire progresser l’industrie française sur la voie de la décarbonation ? A court terme, un changement de positionnement sectoriel est difficilement envisageable pour réduire le différentiel de scope 1.
De multiples efforts sont déjà engagés. A l’échelle nationale, la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC2 en vigueur à ce jour) vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre de l'industrie française de 35 % d'ici 2030 et de 81 % d'ici 2050 par rapport à 2015. Entre 2015 et 2023, celles-ci ont déjà baissé de 23 %. A l’échelle sectorielle, la chimie, le ciment, la métallurgie et le papier-carton ont publié leurs feuilles de route de décarbonation alignées sur ces objectifs. Enfin, à l’échelle des entreprises, des projets à grande échelle sont en cours : par exemple, l’investissement de 1,8Mds€ d'ArcelorMittal à Dunkerque vise à réduire ses émissions de 4,4 MtCO2eq par an.
A plus long terme, l'électrification des procédés industriels semble être un levier majeur pour la décarbonation française. Bien que complexe à mettre en œuvre en raison des coûts élevés et des contraintes techniques liées aux processus industriels eux-mêmes, une adoption plus large de l’électrification permettrait aux industriels français de tirer parti du mix électrique national. Elle aurait également pour avantage d'agir à la fois sur les émissions directes et indirectes. Pour financer cet effort, les redistributions du système européen des enchères de quotas carbone peuvent être mobilisées.
Au-delà de ces aspects, notre étude aborde une question fondamentale : comment la reconstruction industrielle s’inscrit-elle dans l’équation de la décarbonation en France ? Bien qu'augmentant le volume d’émissions nationales, elle pourrait réduire l'empreinte carbone globale en permettant aux industriels de valoriser l’avantage compétitif que représente un mix électrique moins carboné tout en réduisant la "fuite de carbone" liée aux délocalisations. C’est ici qu’entre en ligne de compte le périmètre des émissions de scope 3 qui, depuis le 1er janvier 2023, font l’objet d’une publication obligatoire dans les bilans carbone des entreprises de plus de 500 salariés.
Le présent article s’attache à répondre aux questions suivantes :
- Comment expliquer l’écart d’émissions directes de gaz à effet de serre entre les industries manufacturières française et allemande ?
- Le mix électrique de la France permet-il de rattraper cet écart à l’échelle du scope 2 ?
- Constate-t-on ce même différentiel dans les secteurs les plus émetteurs, et si oui, comment l’expliquer ?
- Quel potentiel l’électrification offre-t-elle en matière de décarbonation ?
- Quels autres leviers de décarbonation peut-on envisager ?
- Quels modèles de financement mobiliser ?
- Comment convertir l’impératif de décarbonation en opportunité de compétitivité accrue ?
Notre analyse comparée des émissions des industries allemande et françaises sur les scopes 1 et 2 met en évidence un écart d'émissions de gaz à effet de serre défavorable à la France sur le scope 1 et un écart favorable à l’Hexagone sur le scope 2, du fait de son mix électrique particulièrement décarboné.
Cet avantage, qui gagnerait à être consolidé à travers des leviers supplémentaires tels que l’électrification, pourrait ainsi être mieux exploité par les industriels français en vue de réduire les émissions de GES mais aussi de renforcer leur avantage concurrentiel sur les marchés mondiaux. La reconstruction industrielle du pays, allant de pair avec la transition vers une économie bas-carbone, offre ainsi à la France l’opportunité de renforcer sa compétitivité industrielle sur la scène internationale.